Victor GIRARD
photographe à Nantes en 1900

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Article paru dans la revue Place Publique en 2014. Numéro 43, spécial "14-18 - Nantes et Saint-Nazaire dans la guerre".

Affichette publicitaire de Victor père, 1869 ou 1870. Il y insiste sur ce qui est alors la principale ressource des photographes : les portraits de notables, en y ajoutant une note d'inventivité, avec le portrait grandeur nature par exemple.

Victor Girard : vues d'une ville saisie par la guerre

Place Publique a choisi d' associer la rubrique « Photographie » au dossier consacré à la Première Guerre mondiale vue depuis Nantes[1]. Avec la même volonté d'aider à comprendre comment la guerre a surgi dans dans l'ordinaire de la ville. La démarche s'appuie sur un dossier exceptionnel, celui du photographe nantais Victor Girard.

TEXTE : ALAIN CROIX

En 1863 au plus tard, Gustave Bazelais installe son studio de photographe au 16, rue Boileau : il est alors un des dix photographes de la ville, il est vrai particulièrement précoce dans l'essor de la photographie[2]. Il vit, pour l'essentiel, des portraits qu'il réalise pour les notables, comme tous ses confrères qui affichent souvent comme raison sociale celle de « portraitiste ». Et justement, le 11 novembre 1867, il photographie un bébé de « deux mois et trois jours », dans les bras de sa mère: c'est le fils de son employé, un certain Victor Girard, qui reprend l'atelier l'année suivante et le transférera à la fin des années 1870 au 10 de la même rue.

Le tout jeune Victor avec sa mère, 1867. C'est le patron de son père, Bazelais, qui signe le cliché.
Victor Girard père, auquel succédera notre bébé de 1867, Victor Girard fils : « notre » photographe. Une famille vraiment pas banale. Victor père, venu d'Indre-et-Loire, a épousé une femme d'origine polonaise, Victorine Maleszewski, et s'est créé des liens familiaux dans le Pays nantais: son fils Victor naît chez sa grand-tante à Ancenis. Il s'est aussi très vite inséré dans la bourgeoisie catholique conservatrice, ce qu'indique bien alors le choix de Saint-Stanislas pour les études du jeune Victor. Il a, aussi, des ambitions intellectuelles, au point de parvenir à faire publier en 1887 chez Perrin, à Paris, un gros ouvrage de 406 pages qui balaie les questions religieuses et spirituelles les plus diverses, du christianisme à l'occultisme, l'enfer et le paradis, les destinées de l'humanité... La transmigration des âmes et révolution indéfinie de la vie au sein de l'Univers, rien de moins. Un ouvrage qu'il envoie à l'éminent philosophe Jules Simon, qui est alors sénateur, académicien et ancien président du Conseil : le sénateur lui répond aimablement, évoque à deux reprises un rendez-vous qui semble ne pas avoir eu lieu, mais quand même... Et cela précise encore l'ancrage idéologique du photographe, qui se retrouve à l'évidence dans la célèbre formule du président du Conseil, lancée en 1876, le jour de son investiture : « profondément républicain et résolument conservateur ». Il n'est donc pas surprenant qu'il travaille pour la Ville de Nantes : c'est lui qui réalise en 1878 pour la Ville la plus grande partie des photographies des extraordinaires « atlas » confectionnés à la demande du gouvernement pour présenter la ville lors de l'Exposition universelle.

Victor Charles, le fils, ne marche que partiellement sur ces brisées. Il obtient, certes, son baccalauréat, un diplôme alors réservé, rappelons-le, à moins de 2 % des jeunes hommes du département, mais il s'engage aussitôt pour sept ans dans l'armée, un choix qui déçoit probablement ses parents puisque, au terme de ce passage au 62e RI de Lorient, il est simple sergent et, surtout, envisage de poursuivre une carrière dans la Marine. Las pour le jeune homme apparemment épris d'aventure.

Dans les années 1920, Victor, son épouse Marie Lesage - il s'est marié à quarante ans, en 1907 - et leur fille Louise.

Victor François, son père, décède le jour de Noël 1893. Les pressions de sa mère sont les plus fortes : il prend la succession et devient photographe.

Parallèlement à son activité d'atelier, il travaille pour Le Phare de la Loire, au moins jusqu'à la guerre. Grâce à ces activités et sans doute à l'héritage paternel, il vit rapidement dans une aisance dont témoignent les actions conservées aujourd'hui encore par la famille, actions du canal de Panama, emprunts russes évidemment, comme tous les notables de l'époque, emprunts ottomans... Il contribue aussi très généreusement, à hauteur d'un peu plus de 3 000 francs-or, aux emprunts de guerre en 1915 et 1916. Demeure également le souvenir des mandats qu'il envoie pendant la guerre aux cousins et neveux mobilisés, à l'origine d'une querelle familiale car les intéressés épargnent ces sommes et les convertissent à leur retour en achat de vignobles, au grand dam de Victor. Et notre Victor, surtout, prend sa retraite à 52 ans, en 1919, en se retirant à Trentemoult puis à Pornic, même s'il exerce ensuite, peut-être à la suite des revers de fortune de nombreux rentiers lors de la Grande crise, divers métiers, dont celui de caissier au casino de Pornic.

Le petit-fils de Victor Charles, François Quennec, a bien connu le photographe, décédé à 88 ans en 1955, alors que l'enfant avait 11 ans. Il en garde une vénération à l'égard de celui qui a été son père nourricier, en raison de difficultés familiales, mais aussi son « maître à penser ». Et l'arrière-petit-fils, Nicolas, est suffisamment attaché au patrimoine familial pour avoir veillé à sa conservation en le numérisant entièrement[3].

Victor Girard est ainsi le rare exemple d'un photographe qui « couvre » la Première Guerre mondiale, mais dont nous pouvons suivre l'histoire vivante d'avant même sa naissance jusqu'à nos jours, pendant un siècle et demi donc...

^1) Démarche déjà entamée avec le dossier consacré aux photographies des écoles nan­taises en guerre, présentées par Véronique Guitton dans le numéro 42 (novembre 2013).
^2) Comme le souligne Didier Guyvarc'h dans La Bretagne des photographes. La construction d'une image de 1841 à nos jours, Presses universitaires de Rennes, 2012. L'ouvrage qui reproduit notamment deux des toutes premières photographies de Nantes, prises en 1841, deux ans après l'annonce de l'invention de la photographie.
^3) Nous devons évidemment beaucoup à la gentillesse et à la disponibilité de François et de Nicolas : tous les documents reproduits appartiennent à la collection familiale. Nous avons complété leurs informations par quelques recherches aux Archives mu­nicipales de Nantes et aux Archives départementales de Loire-Atlantique.
Depuis le tablier du pont transbordeur
Victor Girard ne privilégie pas la vue classique sur le quai de la Fosse et l'île Feydeau (visible ici à l'arrière-plan à gauche), mais jette un regard moderne sur la ville industrielle avec ses hangars, ses entrepôts, ses spectaculaire cheminées dont une seule a survécu jusqu'à nos jours. Au centre de la photographie, presque à l'horizon, les bâtiments très sobres de l'Hôtel-Dieu. Presque aucune des photographies de Nantes conservées par la famille n'est datée : elles sont prises entre 1894 et 1914.
La marine à voile
Lancement d'un navire moderne
Victor Girard est parfaitement conscient du tournant technologique alors en cours, et rien sans doute ne montre mieux sa perception que le rapprochement de ces deux photographies. D'un côté, l'image de la marine à voile, de celles qui font rêver si on oublie un instant les terribles conditions de travail sur ces grands voiliers. Et, à côté de ces marins occupés à ferler les voiles, le lancement en 1897 d'un navire « moderne », le Notre-Dame de la Garde, à hauteur de Notre-Dame-de-Bon Port : le lieu de mémoire de la Navale nantaise à la fois pour les anciens des chantiers, là où s'est installé le photographe, et pour la population de la ville qui, jusque dans les années 1980, assiste aux lancements depuis le quai opposé.
L'importance de la pêche en Loire
Il est d'autres clichés plus séduisants, sur le plan esthétique, mais celui-ci est un des rares qui donne une juste idée de l'importance de la pêche dans le fleuve, ici en mai 1900, d'autant que, jusqu'au début du 20l siècle, les pêcheries fixes installées sur certains ponts, Pirmil en particulier - nous sommes tout près -, demeurent en activité.
Nantes, une paisible « ville rurale »...
Un des grands intérêts du travail de Victor Girard tient dans l'attention qu'il porte aux aspects les plus divers de la ville: il photographie bien entendu le train et la gare, le symbole de modernité qu'est le pont transbordeur, comme le font ses collègues. Mais il est aussi l'homme qui s'intéresse au marché aux bestiaux de la place Viarme, avec un style qui dépasse le pittoresque : ce n'est plus la vue d'ensemble qui souligne la masse des animaux, mais la paysanne saisie quasiment en plein travail, avec son bâton à toucher les bœufs. Photos jumelles réalisées avec un appareil stéréoscopique en vue de la restitution d'un relief.
Talensac avant Talensac
Dans la rue Jeanne d'Arc, et à la porte de ce qui est encore le site des abattoirs de Nantes, un troupeau de moutons, le cheval qui tire la charrette... À la veille de la Première Guerre mondiale, la ville dans son innocence et sa tranquillité. Ville d'ouvriers certes, mais ville de paysans aussi.
La France dans la paix
Nous sommes à Nantes, devant l'église Saint-Similien, mais nous pourrions être dans n'importe quel bourg, n'importe quelle ville de France. La guerre va creuser l'écart entre les villes et les campagnes, celles-ci plus affectées par les pertes dans l'infanterie. Mais la marchande d'oignons s'inscrit bien dans cet ensemble de vues stéréoscopiques qui donnent, au-delà du petit échantillon proposé ici, une juste image de la ville dans ses nuances et sa complexité.
Le photographe de l'armée
Comme tous ses collègues, Victor Girard cultive la clientèle militaire : nous conservons par exemple des portraits d'officiers. Mais son intérêt personnel va sans doute bien au-delà, souvenir probable de la carrière militaire de sa jeunesse. Ainsi suit-il de près le 3e régiment de dragons, caserné au quartier Richemont, dans un exercice de franchissement de rivière (la Sèvre) et, en 1914, dans ses manœuvres au Petit Port, que la Ville a acquis en 1875 pour en faire, par le biais d'une convention avec le ministère de la Guerre, un champ de courses mais aussi un champ de manœuvres et même de tir.
Le choc de la guerre
Editée en carte postale en 1915 ou 1916, vraisemblablement pour faire connaître la production de l'inventeur de ces bras articulés, un monsieur Maublanc, de Nantes (ce pourrait être le menuisier Léon Maublanc, installé rue Haudaudine, tout près du pont Maudit), la photographie nous fait entrer brutalement dans l'horreur et la réalité de la guerre Comme la plupart des villes, Nantes accueille alors des institutions spécialisées dans la rééducation de différents types de victimes, dont des amputés, dans les locaux de la Fraternité protestante.
Les Russes
A ma connaissance, comme à celle du spécialiste Didier Guyvarc'h, Victor Girard est le seul qui nous laisse trace photographique du passage des soldats russes en août 1916. Le tsar Nicolas II les a envoyés en échange d'une aide matérielle des alliés, et 5000 d'entre eux transitent par la ville. La photographie est particulièrement émouvante pour qui sait le devenir de ces hommes : beaucoup participent aux mutineries de 1917, exigent de rentrer dans leur pays et sont internés au camp de la Courtine, où les plus acharnés seront les victimes de la partie des troupes qui choisit de combattre les bolcheviks. Les survivants ne rentreront chez eux qu'à la fin de 1920.
La modernité américaine
Cliché très original et rare par son sujet précis : le dirigeable américain P3 survolant l'église Saint-Nicolas, le 27 octobre 1918. Cliché banal par son thème : tous les Nantais, tous les Français ont été très impressionnés par la modernité américaine, et les photographes sont à l'affût de ce qui peut l'illustrer, dans le domaine mécanique en général. Et touche personnelle apportée par Victor Girard pour un document destiné à rester dans ses archives : il y colle le papillon qui appelle à contribuer à « l'emprunt de la Libération », exactement contemporain de la photographie. Le ministre Louis-Lucien Klotz, qui veille à une remarquable communication en faveur des emprunts de guerre, notamment pour le difficile « emprunt de la Libération », souscrit entre le 20 octobre et le 24 novembre 1918, donc à un moment où la guerre est jouée. Il est aussi celui qui lance dès 1917 la formule « L'Allemagne paiera », un leitmotiv de son passage au gouvernement, entre septembre 1917 et janvier 1920.
Louise et les noirs américains

Cette photographie d'apparence banale est peut-être la plus forte de celles présentées ici, et pas parce qu'elle montre le succès de la politique commerciale de l'atelier, avec ses tarifs en français et en anglais. Louise est la petite fille de Victor Girard. Elle pose en 1918 avec des soldats porteurs d'armes de fantaisie, très certainement prêtées par le photographe. Double symbole. D'une part, ces soldats noirs sont écartés des unités combattantes en raison de la couleur de leur peau, et ils vivent très mal ce racisme grossier qui, à la longue, heurte profondément les Nantais (plusieurs Noirs, dont un Français originaire des Antilles, seront même abattus sommairement dans la rue par des policiers militaires blancs). Et d'autre part, il faut imaginer l'extraordinaire effet produit par une telle photographie dans les familles noires américaines auxquelles elle est destinée : il existe donc des pays où des Noirs peuvent poser sur une photographie et tenir les épaules d'une petite fille blanche...

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