Son petit-fils François Quennec a conservé des centaines de photos
Victor Girard, reporter à Nantes en 1900
François Quennec y tient comme à la prunelle de ses yeux : des centaines de photos signées de son grand-père Victor Girard, ancien reporter du quotidien Le Phare et témoin de l'histoire de Nantes entre 1893 et 1919. L'héritier de ces archives quasi inédites rêve d'un musée dédié au photographe mort en 1954.
La manifestation des Inventaires, au moment de la séparation de l'Église et de l'État, en 1905. « Toute la ville était dans la rue. Il y a eu de la bagarre entre les bourgeois et les ouvriers. Mon grand-père est monté dans les clochers. Il y avait des barricades. Les dragons sont intervenus à cheval pour disperser la foule.
Nous sommes en 1893. 10, rue Boileau, 4e étage. Dans un recoin de l'atelier baigné de soleil, Victor Girard se penche sur les dernières épreuves qui flottent dans les bains de nitrate d'argent. Le photographe est le seul de la place à travailler à la lumière du jour. Un atout de poids pour la bourgeoisie nantaise qui défile dans la véranda du studio : elle attend de se voir en portrait, sur papier sépia.
Mais la vie n'est pas là, confinée entre les quatre murs d'un laboratoire. Non, Victor Girard rêve d'autre chose. Il préfère être dans la rue, dans la foule. Il aime flâner, observer. Surprendre la marchande des quatre saisons installée sur les quais, saisir les gestes des ouvriers des chantiers à la veille du lancement d'un trois-mâts. Entré reporter au quotidien Le Phare, le photographe respire : armé de son double objectif de fabrication allemande, il met en boîte faits divers et manifestations de la vie nantaise.
Il déclamait L'Avare
« Il voulait tout voir. Faire de la photographie sous toutes ses formes. » François Quennec déroule le fil de ses souvenirs. Lui, le gamin de 10 ans, élevé à Muzillac avec ses six frères et sœurs par ce savant grand-père. « C'est lui qui nous a appris à bien nous tenir. Il savait tout faire : souder, faire ses plombs pour la pêche, travailler le bois... À table, il déclamait "L'avare" et "Le misanthrope" et nous apprenait de vieilles chansons. Mais c'était avant tout un intellectuel. »
Victor Girard, né en 1867 à Ancenis, fait ses études au collège Saint-Stanislas de Nantes. Il est bachelier diplômé en 1886. « C'était la marine qui l'intéressait. Comme presque tous ses copains, qui seront amiraux. » Mais le jeune homme n'a pas le choix. Depuis toujours, Victor Girard père, photographe de métier, compte sur lui pour prendre la suite de l'affaire familiale. Il le pousse sans état d'âme à épouser une double carrière de portraitiste et de notable. Le destin d'un grand bourgeois, qui porte canne et chapeau et se déplace en diligence.
Le pont transbordeur en fonctionnement - Il a été inauguré en 1903. « Il doit être le seul à l'avoir photographié alors qu'il était en train de fonctionner. » Victor Girard a réalisé beaucoup de photos en stéréo, grâce à un appareil à deux objectifs. Il confectionnait des stéréoscopes pour pouvoir admirer les photos en relief et en grandeur nature.
Le scoop du pont Saint-Mihiel
Au Pallet, sur les murs du pavillon de François, s'affichent, jaunis, les portraits de famille. La petite maison a pris l'odeur du vieux papier, des cartons débordants de périodiques et de livres anciens. Les photos, elles, sont collées sur des copies d'écolier. Signées mais pas légendées. « Ma mère m'a tellement raconté que je les connais toutes par cœur. » Nantes se révèle sous un jour lointain : les quais, les chantiers, la construction du pont transbordeur, l'hippodrome, les bras du fleuve avant les comblements... Sous la neige : la place Royale, la Loire gelée. Pendant la guerre : le défilé des armées étrangères en 1914, l'entraînement sous le pont de Mauves, les canons devant l'usine Lefèvre-Utile.
Pour Le Phare, Victor couvre le premier Tour de France (1903), les manifestations des Inventaires (1905). Rangée à part, une suite de clichés fixés sur du carton d'encadrement gris. Quelques annotations sont griffonnées à la plume sous les vues d'un pont qui s'écroule, d'un amas de pierre émergeant du fleuve en crue. Il s'agit vraisemblablement du pont Maudit qui reliait l'île Feydeau à l'île Gloriette. Le scoop date de 1913. « Mon grand-père était là lorsque le pont est tombé. Il l'a photographié seconde par seconde. » Un petit bijou parmi d'autres dans ce trésor d'images resté dans l'ombre depuis sa mort en 1954.
Fabricant de rouets
Bien avant, en 1919, le photographe a quitté sa boutique de la rue Boileau. Il s'est retiré à Trentemoult, puis à Pornic. C'est là qu'il marie sa fille. Louise aura sept enfants, abandonnés par leur père en 1945. Victor se charge alors de faire vivre la famille, à Muzillac (Morbihan). « Pour compléter sa petite retraite, il a acheté un tour à bois. Il fabriquait des rouets et des bibelots. La veille de sa mort, il travaillait encore. » Maintenant que les souvenirs remontent à la surface, la voix de François se voile : « Ma mère a 93 ans. Elle a peur que l'on oublie qui était son père ». Dans sa tête trotte l'idée d'un livre, celle aussi d'un musée dédié à l'aïeul. « Ça s'appellerait la Maison de Victor Girard. C'est mieux que "musée", non ? »
Isabelle LABARRE (Ouest-France)